par Jôshin Bachoux Sensei

Au terme d’un séjour au monastère de Zuigakuin, au Japon, Joshin Bachoux a reçu de Moriyama Roshi le Sceau de la transmission de l’école Soto Zen. En 1991, elle a fondé La Demeure sans Limites, un monastère dans la campagne ardéchoise. Lors d’un enseignement, elle réfléchit à l’attitude à adopter après les événements du 13 novembre dernier, à Paris ; en rapprochant cette situation de celle que connut la Chine des T’ang, qui se termine par une période de guerre civile et de troubles politiques et sociaux extrêmes, mais aussi âge d’or du ch’an, source du zen.


En ce moment, j’habite le plus souvent à Paris, rue de Charonne. Un détail qui indique ce qu’a pu être la nuit du vendredi 13 novembre : difficile, bruyante, angoissante. Le lendemain matin, c’était la journée de zazen à Paris. Je suis partie de bonne heure, dans la rue complètement vide, à l’exception du personnel de la police scientifique. Je pensais être toute seule pour cette journée où il avait été demandé aux gens de ne pas sortir, surtout dans ce quartier.
En fait, la plupart des personnes sont venues. Il y a eu, je pense, une impulsion de dépasser la peur, le questionnement, pour venir se rassembler et pratiquer ensemble.Ce fut une journée très intense, très forte, d’où nous sommes tous repartis, je crois, complètement différents, du fait d’être ensemble, de réfléchir, de parler de tout ce qui venait de se passer. Bien sûr, ces événements, j’ai envie d’en parler aussi aujourd’hui, parce que je pense que l’on a tous des questions, le première question étant: ” Que faire ? “. Cela m’a renvoyée à un moment, il y a quelques années, où j’avais étudié comment on avait répondu à cette question en d’autres temps.

Il y a une période qui m’intéresse beaucoup. Vous savez que l’origine du zen, c’est le ch’an en Chine, et que ce que l’on a appelé l’âge d’or du zen est la période des T’ang autour du VIIIe siècle. C’est peut-être l’empire le plus grand, le plus riche, le lieu où il y avait le plus de culture, d’art, de commerce, d’échanges, de philosophie, de religion… Ce fut un moment assez extraordinaire dans l’histoire de l’humanité.

Mais cet empire était tellement étendu qu’il y avait sans cesse des problèmes aux frontières, des escarmouches, des guerres. On prenait donc des paysans, que l’on amenait aux frontières pour qu’ils se battent. Cela soulevait de nombreux problèmes. D’abord, les gens devaient payer des taxes pour entretenir l’armée et, pendant que les paysans faisaient la guerre, ils n’étaient pas aux champs. Vers le milieu du VIIIe siècle, l’empereur eut l’idée de recourir à des mercenaires, afin que les paysans puissent rester aux champs. Ve-nus de toute l’Asie centrale, les mercenaires allaient se battre, on les payait et ils rentraient chez eux. Cela a duré un certain temps, puis l’armée de An Lushan, à Chang’an, a refusé de rentrer chez elle. Pourquoi ces hommes rentreraient-ils dans leur pays, pauvre et poussiéreux, alors qu’ils étaient au centre de ce qu’il y avait de plus riche et de plus merveilleux au monde ?

La guerre civile a alors commencé. Elle a duré dix ans, suivie par des famines et des épidémies, parce que, bien sûr, depuis Chang’an cela s’est étendu à tout l’empire. Au terme de cette période, les deux-tiers des habitants du pays étaient morts. On peine à imaginer ce que cela représente. La question qui s’est alors posée à chacun, quel que soit son rôle dans la société, était : que faire ?

Du Fu, un des grands poètes de l’époque des T’ang, qui était à Chang’an, a écrit : ” Les empires s’écrou-lent, montagnes et rivières demeurent. “

Les empires s’écroulent… Dans notre vie, à chaque instant, des choses s’écroulent, quelque chose du corps, de l’esprit, de la situation autour de nous. Sans arrêt, si nous considérons notre vie, nous pouvons constater que les choses s’écroulent. Quelquefois très brutalement et horriblement, comme la semaine dernière, et quelquefois au fil des jours. Et même la Chine, l’une des plus grandes puissances au monde, de façon incroyable, s’écroule, alors que ” montagnes et rivières demeurent “.

Je ne pense pas que Du Fu dise simplement que les choses humaines sont fragiles, que les maisons s’écroulent mais que les montagnes restent. Je crois qu’il faut l’entendre un peu différemment, dans la vi-sion du zen, ou du ch’an à l’époque. Quoiqu’il se passe, la montagne est sans cesse, complètement, pleinement montagne. Elle réalise complètement sa ” fonction ” de montagne. Bien sûr, elle va s’éroder, elle va changer, même les montagnes finissent par s’écrouler. Mais la montagne est toujours pleinement elle-même, la rivière est toujours pleinement elle-même quelque soit sa forme. Comment faisons-nous, êtres humains, pour être pleinement nous-mêmes quand nous sommes confrontés à ce qui s’écroule ? Je pense que c’est la question qu’il pose. La réponse est dans la question, et c’est cette réponse qui nous interroge. Comment fait-on pour rester pleinement un être humain, pour conserver notre nature lumineuse, notre nature de Bouddha, notre nature insaisissable et sans limites, lorsque tout s’écroule ainsi ?

Tout bouge sans cesse… Le Maître précédent de la période des T’ang est Huineng. Il a eu deux grands disciples : Mazu, dans un courant qui sera l’école Rinzai au Japon par la suite ; et Shiht’ou, dans celui du zen Sôtô, notre école. Ce sont les deux grands Maîtres apparus dans cette période de confrontations et de problèmes incessants. Et chacun, à sa manière, a cherché la réponse à la question ” Que faire ? “. Com-ment, à travers tout ce bouleversement, toute cette douleur, toute cette horreur, exprimer pleinement notre Nature de Bouddha ? Bien sûr, ce ” Que faire ? ” a de nombreux niveaux de réponses. On le constate en ce moment quand on écoute les médias. Il y a des réponses judiciaires, législatives, militaires, diplomatiques, que sais-je ? Mais nous, ici, qui n’avons ni pouvoir judiciaire ni législatif, ni rien, qu’allons-nous faire ?

Shih-t’ou donne la réponse suivant : ” Tourner sa lumière vers l’intérieur et voir clairement sa véritable nature. “

C’est difficile, parce que, dans notre période actuelle, nous sommes dans une société, une culture, du faire, du faire concret. Peut-être beaucoup plus concret qu’à cette époque. On se dit alors que l’on va faire quelque chose : donner son sang, héberger, etc. Tout cela c’est du faire, et c’est important. Mais ce que Shih-t’ou dit en tant que maître zen, et ce que nous pouvons chercher en tant que pratiquants de la voie du Bouddha, c’est comment nous allons voir et faire apparaître notre véritable, notre pleine nature. Parce que, tant que nous ne pouvons pas voir notre véritable nature, ce que nous ferons risque d’être toujours un peu insuffisant.

Pour moi, en tant que nonne, il y a quelque chose de clair, d’évident, c’est que méditer, faire zazen, c’est faire. Ce n’est pas se mettre à côté. Shih-t’ou dit : ” Le véritable enfer, c’est vous servir de votre propre pratique pour fuir le monde “. Nous savons qu’en tournant notre lumière vers l’intérieur, et en laissant notre lumière ressortir dans ce monde, dans toute cette obscurité du désastre, cette pulsion de mort, cette obscurité de la souffrance partagée, nous mettons un peu de lumière dans le monde. En tout cas, nous dégageons, nous réalisons notre propre lumière. Je crois que ce n’est pas rien.

Je crois que c’est une obscurité qui tombe sur le monde au cours de ces périodes. C’est une obscurité au sens où l’esprit de ces personnes noyées dans l’ignorance est obscur. Elles sont noyées dans leur colère. Pour faire des choses pareilles, il n’y a plus aucune lumière dans leur esprit. Et nous, nous remettons au moins notre propre lumière. Parce que si nous éteignons, nous aussi, notre propre lumière, alors il n’y a plus de lumière dans le monde.

Shih-t’ou dit que le véritable enfer serait de se servir de la pratique pour fuir le monde, mais, dans notre société actuelle, l’autre véritable enfer serait d’oublier notre propre pratique pour se mettre devant Face-book, Google et toutes les images ! C’est aussi éteindre notre lumière. Je ne dis pas de ne pas regarder, j’ai moi aussi acheté les journaux, j’ai écouté la radio, mais nous devons trouver l’équilibre juste, celui qui préserve notre lumière. Nous devons renforcer notre propre lumière pour voir notre véritable nature, parce que c’est en exprimant notre propre nature que nous pouvons effectivement vivre la non-séparation avec tout ce qui se produit. Quand nous sommes, comme au VIIIe siècle en Chine, dans le désastre, cela veut dire qu’il n’y a plus aucun endroit où l’on peut regarder, il n’y a plus aucun endroit où l’on puisse marcher, sans qu’il y ait la destruction et la mort. Nous avons envie de nous retirer de cela. Nous avons envie de nous mettre dans un petit jardin intérieur, quelque part. Et pourtant, quand vous exprimez complètement votre propre nature, comme le dit Mazu : ” Vous savez que ceci, c’est vous. Tout ce qui existe, c’est vous. “

Il y a non-séparation, et c’est cette non-séparation qui vous permet de donner une réponse juste. Une réponse qui soit à la fois juste et pleine de compassion, et, chose difficile à entendre maintenant, une com-passion sans limites, qui ne s’arrête pas aux victimes. Une compassion qui soit une compassion de lumière pour toutes les personnes qui ont vraiment besoin de lumière. Si méditer c’est faire, alors ce que nous faisons à travers notre méditation s’accompagne de choses concrètes. C’est un équilibre, parce que nous avons besoin d’exprimer notre propre nature, tout comme à chaque instant les arbres, les montagnes, les rivières expriment leur propre nature. Mais nous sommes des êtres humains, et nous avons besoin de partager cela dans le monde humain.
C’est la réponse au ” que faire ? ” qui a été donnée à cette époque, et que nous devons donner maintenant. Et Shih-t’ou a poursuivi en disant : ” Votre esprit est absolument tranquille, absolument complet, et sa possibilité de répondre aux circonstances est sans limites. ” Il n’y a rien, lorsque nous sommes dans notre véritable nature, auquel nous ne puissions pas donner de réponse.

Entendons-nous bien, je ne suis pas en train de dire que nous sommes tout- puissants, que nous allons pouvoir régler tous les problèmes et consoler toutes les personnes du monde. Cela n’existe pas. Nous allons faire la petite chose qui est devant nous. J’avais été frappée par cette phrase de Mère Térésa : ” On ne peut pas faire de grandes choses, mais on peut faire de petites choses avec beaucoup d’amour. ” Et nous, ce que nous pouvons faire, avec notre esprit qui peut répondre à toutes les circonstances, c’est un geste, un autre geste, encore un autre geste…

Le Bouddha lui-même n’a pu soigner la misère du monde. Il a montré comment nous soigner nous-mêmes afin de l’alléger. Il n’y a malheureusement pas de baguette magique dans le monde humain. Personne au monde ne peut faire que tout à coup tout aille bien. On le voudrait quelquefois. Quand les personnes nous parlent, quand elles nous racontent des choses terribles, on voudrait disposer d’un mot magique pour les consoler. Il y a l’histoire de Patacara, une femme qui a perdu son mari et ses enfants, qui est comme folle, errant dans la campagne. Elle finit par arriver devant le Bouddha, qui lui dit : ” Tu n’as pas rencontré la personne qui peut t’aider “, et il lui enseigne le Dharma.

C’est à nous de faire ressortir notre propre lumière. À ce moment-là, l’aide que nous pouvons apporter aux autres est une aide complète. Il y a de nombreuses façons d’apporter son aide, mais il y a aussi de nombreuses façons de fuir en face de la souffrance des autres. Que peut-on dire à quelqu’un qui vient de perdre un proche ? On ne peut rien dire. Cela m’a frappé, dans ma propre famille, quand il y eu des deuils. Après la mort d’un enfant, sa mère avait dit : ” Et le pire, c’est qu’après on se retrouve tout seul. ” Plus personne n’ose y aller, plus personne n’ose parler. On se donne plein de bonnes raisons : ” Je ne sais pas quoi dire “, ” Je vais dire des choses qui vont lui faire de la peine “. Ce sont de fausses bonnes réponses. Peut-être que l’on a juste besoin de venir pour dire : ” Je ne sais pas quoi dire, mais je suis là “.

Parce qu’il n’y a rien à dire devant la souffrance, mais il y a à être là.

Ensuite, quand on est là, il y a des façons plus ou moins bonnes d’y être. Par exemple, on peut être là en pensant que l’on est la personne qui aide et qu’en bas il y a la personne qui a besoin d’être aidée. Il faut être ” gentil ” avec cette personne. Nous sommes bien dans notre position supérieure, mais c’est une aide dans la séparation totale. L’aide véritable se fait dans la non-séparation. L’aide se fait à partir de ce que l’on est, et non ce que l’on dit. Parce , une fois encore, face au drame, face au deuil, il n’y a pas de paroles. L’aide va se faire à travers ce que l’on est. Et ce que nous sommes, c’est plus grand que nous, c’est relié à tout ce qui y est. C’est sans limites. Comme zazen.

C’est le moment de pratiquer.


Note de l’auteure :
J’ai trouvé de nombreuses informations sur la Chine de cette époque et les Maîtres dans un article de Joan Sutherland paru dans Buddhadharma, printemps 2008 : ” Koan for Troubled Times “. Je lui offre ma gratitude pour son travail.